Ces chanteuses vénérées par les gays
Ces chanteuses vénérées par les gays
LE MONDE | 17.02.07 | 14h12
Le 20 février, à Paris, sur la scène de l'Olympia, le chanteur
new-yorkais Rufus Wainwright rendra hommage à Judy Garland, actrice et
chanteuse américaine morte en 1969, mais restée, en particulier aux
Etats-Unis, une des icônes gay les plus célébrées.
Le monde de la chanson féminine fournit depuis longtemps son lot de
figures au panthéon intime de l'homosexualité masculine. De Marlene
Dietrich à Madonna, de Dalida à
Mylène Farmer,
en passant par Barbara, Kylie Minogue, Barbra Streisand ou Sheila,
elles sont nombreuses à être régulièrement citées ou revendiquées comme
références culturelles de la communauté gay.
Est-ce céder aux stéréotypes que de chercher comment et pourquoi une
artiste rassemble des fans en partie identifiés selon leurs préférences
sexuelles ? La question fait débat sur les forums d'Internet. Celui de
gayland.com s'interroge : "Les gays aiment
Mylène Farmer ?",
avec prises de bec entre fans et détracteurs de la chanteuse ; le site
etalors?.com (une autre vision du monde gay et lesbien) demande, lui,
"La communauté homo est-elle stéréotypée en musique ?"
Certains en profitent pour dénoncer les clichés et multiplier les
contre-exemples ("Pas besoin d'être gay pour aimer Madonna", "On peut
être gay et détester Sheila"), d'autres détectent là les effets pervers
du communautarisme ("Je vois ça comme du conformisme par rapport aux
autres homos ou un moyen de s'affirmer en tant que tel") ou constatent
la réalité de ces coups de coeur ("Quand une artiste chante avec des
paroles qui pourraient s'assimiler à la vie d'homosexuels, c'est normal
que les homos s'y retrouvent").
Si les chanteuses attirent plus que les chanteurs, estime Serge Hureau,
directeur du Hall de la chanson, artiste et ancien militant du FAHR
(Front d'action homosexuel révolutionnaire) au début des années 1970,
c'est, en particulier, à cause du "plaisir d'entendre des mots d'amour
adressés à des hommes. La chanson permet le polymorphisme du désir".
"Ces chanteuses cristallisent, parfois dès l'enfance, notre part de
féminité, à un moment où nous ne savons pas encore exprimer cela
consciemment", suggère Pierre Fageolle, journaliste à Femme actuelle,
qui, pour le magazine Idol, avait réalisé une CD compilation, Nos
meilleures copines, sur le thème des icônes gay.
Pour qu'une chanteuse soit consacrée "diva homo", l'identification par
les mots s'accompagne en général d'une stylisation extrême de
l'apparence. "La question du sexe se joue aussi sur le vêtement,
constate Serge Hureau, sur des artifices, sur un masque que l'on peut
s'approprier, au besoin jusqu'au travestissement." Ce jeu peut porter
vers l'androgynie - comme le look de garçonne de Barbara, ou les
smokings portés, en son temps, par Marlene Dietrich.
Il met surtout en scène une féminité exacerbée, à la façon des meneuses
de revue du music-hall. Comme au temps de Mistinguett et de ses "boys",
des artistes telles
Mylène Farmer,
Mireille Mathieu, Dalida, Sylvie Vartan ou Kylie Minogue (dont les
robes ont l'honneur d'une exposition, jusqu'au 10 juin, au Victoria and
Albert Museum, à Londres) ont manipulé parures, maquillage, chevelure,
chorégraphies comme on joue à la poupée.
Showgirl hors pair, Madonna a poussé l'art de la métamorphose jusqu'au
transformisme, souvent aidée de son ami, le couturier Jean Paul
Gaultier. De cette relation particulière avec le public homosexuel,
Madonna a dit un jour : "Je crois que l'une des raisons pour lesquelles
la culture gay accepte plus facilement les femmes fortes et les divas
est que la tension sexuelle a disparu. Le côté "cul" n'existe pas, si
bien que les gays ne traitent avec les femmes que sur un plan
intellectuel et émotionnel."
Le destin et la personnalité de ces "reines" offrent d'autres occasions
de se rapprocher d'elles. Rarement des jeunettes, ces divas - lyriques
comme Maria Callas ou de la chanson populaire - ont affirmé leur
indépendance, au prix parfois de la solitude ou d'une vie amoureuse
chaotique. "Le choix des homos se porte souvent vers des femmes
phalliques, observe Serge Hureau, des vestales qui peuvent être à la
fois maternelles et d'une autorité qui conteste le patriarcat. Leur
solitude, leurs blessures entrent aussi en résonance avec une
expérience homosexuelle qui connaît cette souffrance."
Ce mal de vivre, ces fêlures, ces chanteuses savent, là encore, les
styliser. On pense aux vêtements noirs de Barbara qui savait mêler
deuil intime et rayonnement scénique, ou à la façon dont
Mylène Farmer exploite des thèmes comme l'enfance perdue, l'obsession morbide ou l'ambiguïté sexuelle.
Comme chez Judy Garland, drame et glamour peuvent faire bon ménage.
L'exemple le plus révélateur serait, en France, celui de Dalida, vamp
et madone à la voix grave et aux épaules carrées, morte suicidée, le 3
mai 1987. "Dalida est l'incarnation des fantasmes du public gay, de la
femme qu'il voudrait être, à la fois glamour, forte, fragile", assure
Orlando, frère et légataire universel de la chanteuse. "Ce public s'est
rapproché d'elle une première fois en 1967, après son premier suicide,
elle était alors une madone aux grandes chansons tragiques. Puis une
seconde fois, dans les années 1970, quand elle est devenue une vamp
disco."
Grâce aux remix techno de ses chansons, produits par son frère après sa
mort, Dalida a renouvelé son contingent de fans dans la communauté gay.
Elle demeure un must des DJ, par exemple dans des lieux de fêtes
parisiens comme le Tango ou la Nuit des Follivores, et Orlando reste
actif - huit DVD sortiront en mars, et une grande exposition Dalida
aura lieu, en mai, à la mairie de Paris.
Les pistes de danse ont souvent adoubé de nouvelles icônes. Dans les
années 1970, la vogue du disco a correspondu à l'épanouissement d'une
culture gay sortant de la clandestinité, pour revendiquer un hédonisme
proportionnel à ce qu'avait été ses frustrations. Amanda Lear, Donna
Summer... les "disco queen" se multiplieront.
Le virage disco pris par Sheila, à la fin des années 1970, transformera
ainsi une partie de son public. "Avant cela, j'étais la chanteuse des
familles", analyse Sheila. "Avec le disco, la frange gay de mon public
s'est brusquement agrandie. Mais c'est à la fin des années 1980 et
surtout lors de mon retour en 1998, que je m'en suis aperçue. Ce public
constituait soudain 80 % de la salle de concert !"
Un soutien que Sheila - dont on vient de rééditer les albums en
intégrale - apprécie. "C'est un public aussi exigeant que fidèle. Ce
sont des gens qui aiment faire la fête, qui n'ont pas peur de se
lâcher. Ils entraînent tout le monde. Si je peux continuer à faire ce
métier, c'est en grande partie grâce à eux." Chantal Goya, remixée et
fêtée régulièrement par un public masculin attaché à ses souvenirs
d'enfance, pourrait en dire autant.
Cette proximité entre vedettes féminines et public homosexuel tisse des
liens extra-musicaux, spécialement depuis les ravages de l'épidémie de
sida. Sheila, comme Madonna, Barbara, Line Renaud ou de nombreuses
autres, se sont impliquées dans la lutte contre ce fléau, renforçant
encore l'affection qu'on leur porte.
Au contraire d'une Donna Summer qui, dans les années 1980, avait eu la
bêtise de parler du sida comme d'une "punition divine". La communauté
gay se détourna de sa diva, qui, commercialement, ne s'en remit jamais.
Stéphane Davet